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Réplique à Jean-Robert Sansfaçon du journal Le Devoir

Médias, 10 avril 2006

L’autre déséquilibre fiscal : Le transfert du fardeau, des entreprises vers les particuliers

par Raymond Favreau
Juriste, coauteur de Où va notre argent ? : Une fiscalité pour les riches, Collectif ATTAC-Québec, Éditions Écosociété, Montréal, 2006.

Dans son éditorial du 10 octobre intitulé « Qui doit payer ? », Jean-Robert Sansfaçon remettait en question la proposition de Léo-Paul Lauzon et Michel Bernard selon laquelle les entreprises ne paient plus leur juste part des impôts (quand elles en paient), ce à quoi il opposait une étude de Pierre Fortin, Luc Godbout et Suzie Saint-Cerny qui, selon Sansfaçon, démontre qu’en tenant compte des taxes sur le capital et les contributions patronales à l’assurance-emploi et à la CSST, la contribution totale des entreprises aux recettes de l’État n’a pas varié depuis 45 ans. Et de conclure qu’en limitant l’analyse à des comparaisons simplistes entre particuliers et sociétés, les adeptes de l’école « faisons payer les compagnies » sombrent dans un populisme inproductif.

Or il n’y a pas qu’à gauche qu’on souligne le transfert graduel du fardeau fiscal des sociétés vers les particuliers. Il y a quelques jours le rédacteur du Report on Business du Globe & Mail, Eric Reguly, déplorait cette tendance. De plus ce phénomène de la réduction des taux d’imposition corporatifs par rapport à ceux des particuliers est généralisé à travers les pays du G7, à ce point qu’en 2006 la Confédération internationale des syndicats libres (CISL) publiait une étude intitulée « Le beurre et l’argent du beurre : Comment les multinationales échappent à la redistribution fiscale ». Contrairement à l’étude de Fortin & aut., mais comme le font aussi Lauzon & aut., les auteurs de ce rapport ont tenu compte de la pléthore d’exonérations fiscales dont jouissent les entreprises, du fait qu’elles expatrient une portion énorme de leurs bénéfices vers les paradis fiscaux, et du fait que la montée en flèche des profits (mentionnée régulièrement dans les pages des affaires des médias) est reliée aussi à la stagnation relative des salaires depuis les années 1980 et aux relocalisations des facteurs de production.

En deux décennies les taux d’imposition des sociétés des pays industrialisés ont été réduits de 45% à 30 %. Au Canada le taux de l’impôt fédéral est passé de 28% à 21%. Même si au Canada et ailleurs dans les pays de l’OCDE la proportion de l’impôt que versent les corporations par rapport au PIB n’a pas vraiment fluctué, grâce aux élargissements des assiettes fiscales et à l’augmentation des profits. Mais là n’est pas la question. La question est bien posée par le titre de l’éditorial du 10 octobre : Qui doit payer ? La réponse se trouve non pas dans le constat que jusqu’en 2005 la contribution corporative au PIB n’a pas évolué, mais plutôt au niveau des principes de justice fiscale et de justice sociale. Ce principe est énoncé à l’article 13 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 : la contribution commune doit être également répartie entre les citoyens, en raison de leurs facultés. Les États s’en étaient inspirés pour mettre en place des régimes d’impôts progressifs, tenant compte du fait que les impôts prélevés chez ceux ayant plus de moyens leur laissent une marge plus considérable que ceux prélevés chez les moins nantis.

Mais le contexte de la pensée unique qui prévaut depuis les années 1990 a fait que non seulement les régimes fiscaux sont devenus de moins en moins progressifs, mais que les taux imposés aux sociétés par rapport à ceux des particuliers ont été allégés.

Étant donné que l’élargissement de l’assiette fiscale grâce aux profits accrus ne peut durer indéfiniment, ce que craint la CISL est que si les gouvernements continuent à réduire les taux des impôts corporatifs, la contribution des sociétés pourrait bientôt faire partie de l’histoire. Au Canada cette menace se profile de façon exacerbée par les transformations des entreprises en fiducies de revenu, qui paient peu ou pas d’impôts. La BCE vient d’annoncer sa transformation en fiducie, ce qui en 2007 va lui épargner 250$ millions en impôts et en 2008 un autre 800$ millions. Comme le note M. Sanfaçon dans son éditorial du 14 octobre, alors que la valeur totale des fiducies de revenu ne s’élevait qu’à 18 milliards en 2000, elle atteignait 118 milliards en 2005 et s’approchera de 270 milliards après la métamorphose de Telus et de BCE. Quant au manque à gagner fiscal qui en résulte, il dépassera certainement le milliard par année d’ici peu.

La réalité se rapproche beaucoup plus de la perception qu’en ont les Léo-Paul Lauzon, Michel Bernard, Gaétan Breton, et les chercheurs de la CISL, d’Attac, et du Réseau international de justice fiscale (www.taxjustice.net), que de la vision optimiste de Pierre Fortin et de ses collègues. Elle est reliée à une autre réalité que peu d’observateurs oseraient nier, celle de la montée des inégalités, dans les pays du Nord comme dans ceux du Sud.

Pour ce qui est de la nécessité de s’adonner à la concurrence fiscale pour contrer le chômage, thèse que soutenait M. Sansfaçon dans son éditorial du 10 octobre, nous référons le lecteur aux études de la publication française, Alternatives économiques [1], de Joel Slemrod et Matthew Shapiro, de l’Université du Michigan [2], ainsi que de Lawrence Mishel, du Economic Policy Institute , qui ont démontré le peu de liens entre les taux d’imposition et le chômage. N’oublions pas que les taux corporatifs statutaires aux États-Unis, où on se vante d’avoir proportionnellement moins de chômage qu’au Canada, sont plus élevés qu’ici.

La concurrence fiscale entre les États, dans le but d’attirer les entreprises étrangères, n’apporte aucun bénéfice aux citoyens. Elle ne relance pas l’économie, entraîne les États dans un mouvement de spirale vers le bas, forçant les pays à se priver de précieux revenus nécessaires au financement des services publics et des programmes sociaux . Au lieu de se réjouir des résultats d’une étude discutable et peu crédible, il serait mieux de réclamer que ne soit pas laissé aux salariés ordinaires et moins nantis le fardeau de payer la plus grande part des taxes (impôts sur le revenu sans égard à leurs moyens, en plus des taxes régressives - TPS et autres taxes de vente, et frais aux usagers de plus en plus nombreux...). Il s’agit aussi de revendiquer l’élimination des moyens qui permettent aux multinationales et aux richards de ne pas contribuer leur juste part des revenus requis pour le bien commun, notamment par la transformation de sociétés par actions en fiducies de revenu, les transferts de prix, et l’usage des produits dérivés financiers pour virer des profits taxables vers les paradis fiscaux.

Notes

[1www.alternatives-economiques.fr, divers numéros depuis les années 2000.

[2Did the 2001 Tax Rebate Stimulate Spending ? Evidence from Taxpayer Survey, University of Michigan et NEBER, septembre 2002, révision octobre 2002.




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