La Presse
La Presse Affaires, jeudi 23 octobre 2003, p. 5

La vie économique

Le réseau de vigilance

Picher, Claude

Ainsi donc, pas moins de 55 organisations et groupes autoproclamés "populaires", réunies à l'intérieur d'un "réseau de vigilance", ont organisé cette semaine une bruyante manifestation sur la colline parlementaire, à Québec, pour dénoncer le gouvernement Charest. Les estimations varient selon les sources, mais l'événement aurait attiré entre 300 et 500 manifestants.

Parmi ces organisations, on retrouve pêle-mêle des centrales syndicales et des gros syndicats de la fonction publique, des lobbies représentant des locataires, des handicapés, des immigrants, des réfugiés, des écologistes, des consommateurs, et bien entendu l'incontournable Fédération des femmes et les habituels groupes de tapageurs comme le FRAPRU et le Front commun des assistés sociaux, le tout saupoudré de groupes aux intérêts aussi diversifiés que l'Association pour un contrat mondial de l'eau, le Centre justice et foi, l'ATTAC ou l'Association des groupes d'intervention en défense de droits en santé mentale du Québec.

Tout cela fait beaucoup de monde, du moins en apparence. En moyenne, aucun de ces organismes aux noms ronflants n'a réussi à attirer plus d'une dizaine de personnes à la manifestation de mardi, ce qui en dit long sur la véritable capacité de mobilisation "populaire" du "réseau de vigilance". À entendre les manifestants, et alors que nous n'en sommes qu'au début de la session et qu'aucun projet de loi n'a encore été déposé, le nouveau gouvernement s'apprêterait à plonger le Québec dans le pire des cauchemars.

Le temps est peut-être venu de rappeler quelques réalités à tout ce beau monde.

Le 14 avril, cela fait à peine six mois, 3,9 millions de Québécois sont allés aux urnes.

Près de 1,8 million d'entre eux, représentant 46 % des électeurs, ont voté pour le Parti libéral de Jean Charest; dans une course à trois, un tel pourcentage constitue sans aucun doute un score impressionnant.

Pendant la campagne électorale, M. Charest a joué à fond la carte du changement. Pour ceux qui ont la mémoire courte, voici quelques extraits du programme diffusé, j'insiste là-dessus, il y a à peine quelques mois: abolir les régies régionales de la santé, réduire les listes d'attente en faisant appel aux cliniques privées et aux cliniques spécialisées; décentraliser le pouvoir de décision; établir des partenariats public-privé ("lorsque le gouvernement n'est pas le mieux placé pour rendre un service, il délègue sa responsabilité et rend imputable le partenaire ainsi désigné"); augmenter le nombre des heures d'enseignement; produire un bulletin des écoles; ramener le fardeau fiscal des Québécois au niveau de la moyenne canadienne; alléger la réglementation; réduire le nombre de ministères, d'organismes et de sociétés d'État; éliminer le gaspillage. C'est écrit en toutes lettres dans un document abondamment distribué pendant la campagne, et les libéraux n'ont jamais tenté de cacher leurs intentions à cet égard, comme en témoigne éloquemment cet autre extrait de leur programme: "Nous visons un État plus efficace, plus transparent et moins coûteux." Me semble que c'est assez clair.

Évidemment, un train de réformes aussi ambitieux suppose une remise en question fondamentale du rôle, de la taille et du fonctionnement de l'État, ce que que M. Charest n'a jamais cherché à cacher non plus.

On peut être pour ou contre cette vision des choses, mais ceux qui reprochent aujourd'hui au gouvernement Charest d'agir sans mandat feraient mieux de se calmer le pompon. M. Charest se prépare à faire ce qu'il a dit qu'il ferait. Que voulez-vous demander de plus à un homme politique?

À moins de prendre les Québécois pour des nonos, il faut tenir pour acquis qu'ils savaient ce qu'ils faisaient lorsqu'ils ont élu les libéraux.

Autre réalité: l'Action démocratique de Mario Dumont a obtenu la confiance de 700 000 électeurs, représentant 18 % des votes. Personne, au Québec, ne pouvait ignorer que le programme de l'ADQ proposait d'aller encore plus loin que les libéraux dans la remise en question de l'État.

Ensemble, les électeurs libéraux et adéquistes, ceux qui souhaitaient un changement le 14 avril, représentent 64 % des votes. Nous ne parlons pas ici de 400 ou 500 protestataires professionnels, mais de deux Québécois sur trois, essentiellement des ménages à revenus moyens, écrasés par les impôts et la bureaucratie, mais dépourvus de lobbies et trop occupés à gagner leur vie, le mardi après-midi, pour aller manifester à Québec.

C'est vrai, le Parti québécois, dont les propos rejoignent largement ceux des manifestants, a reçu l'appui d'un électeur sur trois.

Or, il faut également voir que les péquistes ont vécu une miraculeuse transfiguration depuis un an. Alors que l'ADQ était au plus haut dans les sondages, Bernard Landry ne cachait pas sa fascination pour les idées de Joseph Facal qui, justement, voulait remettre en question le rôle, la taille et le fonctionnement de l'État. Aujourd'hui, le même Bernard Landry déchire sa chemise sur la place publique dès qu'il est question de toucher à un poil du monstre bureaucratico-syndical québécois.

Les péquistes, d'ailleurs, n'ont pas que des amis chez les manifestants, comme l'a appris l'ex-ministre François Legault, qui a tenté de les courtiser.

En fait, il n'y a pas si longtemps, à peu près toutes les organisations réunies à Québec, mardi, étaient fortement opposées au Parti québécois, qu'ils considéraient comme un parti bourgeois et néolibéral. C'est d'ailleurs pour cela qu'elles ont encouragé la formation de l'Union des forces progressistes, le seul parti vraiment sur la même longueur d'onde que les manifestants. Aux élections, ce parti a obtenu 40 000 voix, ce qui représente 1 % de l'électorat. Voila le véritable poids de la go-gauche québécoise, dont les manifestations reçoivent pourtant une attention démesurée dans les médias.

Dans ces conditions, les centaines de milliers de Québécois qui ont voté pour le changement, le 14 avril, se sentiraient trahis si le gouvernement cédait sous les hurlements de groupes qui n'ont de "populaire" que le nom.

Catégorie : Économie
Sujet(s) uniforme(s) : Administration et finances publiques
Taille : Long, 710 mots

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Doc. : 20031023LA0102