La Presse
Lectures, dimanche 15 juin 2003, p. F4

Essai

L'odeur cachée de l'argent

Laplante, Robert

"Money makes the world go round", chantait, au début des années 70, Joel Grey, interprète de la célèbre comédie musicale Cabaret. C'était une ritournelle pleine d'entrain, une satire de la place de plus en plus importante que l'argent prenait dans notre vie.

"Une importance démesurée", soutient Denis Blondin, un anthropologue qui vient de publier La Mort de l'argent, aux éditions de La Pleine Lune. "L'argent est notre nouvelle religion, il a remplacé Dieu et, comme ce dernier, ses voies sont impénétrables. On parle de loi de l'économie, de la main invisible du marché, des dogmes qui ne doivent jamais être remis en question et qui devraient expliquer tout", renchérit l'auteur joint récemment au téléphone.

C'est à cet aspect religieux que l'auteur s'attaque. "On ne retient que le côté magique de l'argent, celui qui nous permet de nous procurer des biens, comme si la consommation était la solution miracle. Mais on oublie trop souvent que la somme des problèmes causés par l'argent est supérieure à ses bienfaits", précise-t-il. C'est pourquoi, selon lui, le temps est arrivé de redéfinir le rôle de l'argent, de lui faire quitter le centre de nos vies. "Un peu comme le font les adeptes de la simplicité volontaire qui en ont marre de l'esclavage de la surconsommation", s'empresse-t-il d'ajouter.

Écrit à la manière des Lieux communs du populaire tandem d'anthropologues Bernard Arcand et Serge Bouchard, l'ouvrage présente, en de courts chapitres, les différents aspects de la réflexion de l'auteur sur l'argent, cernant les problèmes et esquissant des solutions. Une analyse intelligente, un peu aride mais surtout courageuse, qui va à l'encontre des valeurs entretenues par le capitalisme qui n'en finit plus de triompher depuis l'effondrement du communisme.

Conscient de la résistance existant autour de son discours, Denis Blondin refuse de croire en la fin de l'histoire et en l'inaltérabilité de cette société monétaire. Pour l'auteur, résidant à Québec, l'argent n'a pas toujours été au centre de la société et il ne le sera pas toujours. "La société médiévale, qui avait la religion et l'aristocratie comme principaux piliers, s'est écrasée; la société antique, qui reposait sur l'esclavage, a fini par tomber, alors je ne verrais pas pourquoi notre société serait le stade ultime de l'évolution, l'alpha et l'oméga."

Dénonçant le fatalisme de ses concitoyens, l'anthropologue souligne que, malgré l'opinion générale de la population, les citoyens ont encore un mot à dire et que l'amélioration du système est toujours possible. "Ce ne sont pas les banques et encore moins les grandes corporations qui devraient décider de notre avenir. Pour l'instant, elles peuvent paraître toutes-puissantes, mais ce n'est qu'une illusion. Si nos ancêtres avaient cru à l'immuabilité de leur société, de la religion et du roi, ils ne l'auraient jamais remis en question."

Denis Blondin croit qu'il est non seulement possible de changer la société, mais que c'est surtout un devoir. "La situation est de plus en plus intolérable, les banqueroutes monstrueuses des compagnies comme Enron devraient sonner une cloche. C'est inadmissible qu'un pays comme l'Argentine se retrouve presque en faillite parce qu'il y a eu une fuite de capitaux", souligne-t-il.

Optimiste, mais réaliste, l'analyste sait très bien qu'il y a loin de la coupe aux lèvres. "Je ne veux pas jouer au prophète, nous ne sommes pas encore rendus à la fin de cette course effrénée aux profits et cela, même s'il y a de plus en plus de résistance. Des organismes comme l'ATTAC (Association pour une taxation des transactions financières pour l'aide aux citoyens) ont un rôle important à jouer dans l'organisation de la contestation, mais il faut aller plus loin que la dénonciation de la mondialisation ou du laisser-faire des gouvernements. Il faut une véritable remise en question de l'argent et ça, c'est peut-être le rôle des gens des sciences humaines, provoquer une véritable réflexion", souhaite l'auteur qui espère que le débat sera lancé d'ici une génération et que les préoccupations chantées des Beatles ne seront plus d'actualité. "Money!That's what I want!"

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LA MORT DE L'ARGENT

Denis Blondin

Éditions de la Pleine Lune, 304 pages

Catégorie : Arts et culture
Sujet(s) uniforme(s) : Commerce extérieur; Politique extérieure et relations internationales
Taille : Moyen, 497 mots

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Doc. : 20030615LA0125