Bulletin, juin 2017

Un totalitarisme pervers

par Jeanne Gendreau

Alain Deneault est l’auteur de plusieurs livres dénonciateurs, dont Noir Canada, Offshore, Paradis fiscaux, la filière canadienne. Il vient de commettre un autre récit passionnant sur l’histoire d’une pétrolière tentaculaire qui sévit aujourd’hui dans plus de 130 pays : De quoi Total est-il la somme ? [1]

Comploter, coloniser, collaborer, corrompre, conquérir, délocaliser, polluer, vassaliser, nier, asservir… sont douze modalités qui illustrent comment Total s’est imposée à travers le monde. Le récit de cette expansion fait frémir. Inextricablement mêlée aux destinées de la République française depuis sa naissance, la compagnie s’est déployée vers différents continents à la recherche de territoires où le pétrole était une richesse. Elle y a fait « la loi », sa loi, tout en affirmant ne pas faire de politique.

De sa création (anticonstitutionnelle) en 1924 jusqu’à aujourd’hui, cette « entité pétrolière » a dévasté des pays, détruit la vie de populations, corrompu de multiples élites politiques, réduit à néant des centaines de procès. Elle a aussi détruit l’environnement, forcé le déplacement de populations et financé des guerres occultes.

Naissance d’une créature hybride

Total est née en 1924, sous l’appellation Compagnie française des pétroles (CFP) : 35% des parts étaient détenues par l‘État français, 65% par des banques privées et des groupes pétroliers.

Après la Première Guerre mondiale, le pétrole est déjà un enjeu mondial. Les compagnies pétrolières se divisent le monde. Certains États puissants, dont la France et la Grande-Bretagne, officialisent ce partage. L’État français confère à la CFP, lors de sa création, une mission : « réaliser une politique nationale du pétrole et développer une production de pétrole sous contrôle français, toute privée qu’elle demeure », écrit Alain Deneault citant l’ouvrage, De la FTP au groupe Total d’Emmanuel Catta et Victor de Metz. L’État français se met ainsi au service d’une compagnie pétrolière, qui à son tour, utilise l’État pour son expansion à travers le monde.

Les destins de la pétrolière et de la République française se sont entremêlés et le sont encore aujourd’hui, même si l’entreprise est maintenant entièrement privatisée. « C’est la plus grande entreprise française et elle représente d’une certaine manière le pays lui-même » a affirmé le PDG de Total devant Vladimir Poutine en 2016. François Hollande, alors président de la République, a en quelque sorte acquiescé confirmant que la France est une entité bicéphale.

La CFP est le premier membre de l’actuelle Total. Alain Deneault explique comment elle a vécu plusieurs guerres économiques et perdu plusieurs territoires. Ayant vécu ces pertes comme « un camouflet », la France a décidé d’investir d’autres territoires pour diversifier les sources d’approvisionnement. Le général de Gaulle, de retour au pouvoir en 1958, se méfie de la CFP, qui a dû s’allier avec des groupes non français pour son expansion en Algérie française. Il préfère des structures placées directement sous le contrôle de l’État. Pour les encadrer, il fonde l’Union générale des pétroles (UGP). De nouvelles entités sont créées et progressivement fusionnées jusqu’à devenir l’ELF-ERAP. (L’Entreprise de recherche et d’activités pétrolières) que l’on appellera finalement ELF, du nom de ses produits. (tout comme la CFP sera nommée « Total » comme la marque de ses stations-service). La fusion d’Elf et CFP-Total, au début des années 2000, est la dernière mutation de la multinationale Total qui possède alors 880 filiales à travers le monde.

Libérer en asservissant

« Notre ligne de conduite, c’est celle qui assure la sauvegarde de nos intérêts et qui tient compte des réalités. Quels sont nos intérêts ? Nos intérêts, c’est la libre exploitation du pétrole et du gaz que nous avons découverts ou que nous découvrirons. » Cette déclaration du général de Gaulle, au moment où il négocie les termes de l’indépendance de l’Algérie, donne le ton à toutes les pratiques souterraines de la compagnie pétrolière. Le président de Gaulle veut du pétrole « français ». Après l’aventure algérienne, il se tourne vers son « empire africain »

En lien direct avec Elf, de Gaulle fonde une cellule politique pour s’occuper de ses relations avec les États africains. Au Gabon, le président Omar Bongo est nommé président du pays à partir de son ambassade à Paris en 1967. Il règnera 41 avant que son fils lui succède. Elf finance aujourd’hui 70% du budget du Gabon. C’est ce que l’on appelle un « pétro-état » observe Alain Deneault.

Au Cameroun, la France organise un assassinat politique pour y installer un président « intelligent, ouvert et désireux de progresser  », selon les termes de Maurice Delauney (administrateur de la France d’outre-mer de 1945 à 1965, promu ambassadeur du Gabon en 1965) lors d’une entrevue accordée à Patrick Benquet ( in Françafrique).

Le Congo-Brazzaville a aussi payé cher le fait d’avoir du pétrole : des clans adverses ont été soutenus par Elf et la France jusqu’à l’éclatement d’une guerre civile en 1997. Des armes ont été livrées, des hommes sont morts. Et tous les mois, lorsque leur pétrole est vendu, les Congolais voient une partie de leur argent aller directement chez Elf pour rembourser ces armes.

La guerre d’indépendance du Biafra (entre 1967 et 1970) a également été financée par Elf et la France. Les photos des enfants affamés sont encore dans la mémoire des Occidentaux. Cette guerre a fait entre deux et trois millions de morts.

La France et Elf se tournent également vers les pays lusophones. Survient la guerre en Angola (premier état mercenaire) qui durera jusqu’en 2002. La guerre fera jusqu’à 300,000 morts parmi les civils, entre 1992 et 1994. « Peu de gens savent cependant par quels arrangements cyniques les comptes ont été soldés entre les différents parrains après que les soldats eurent agonisé au soleil sur le champ de bataille », écrit Alain Deneault.

La liste des États spoliés, dont le destin a été bouleversé par Total, est longue. Que ce soit Elf ou CFP-Total, ces multinationales ont sévi partout dans le monde. L’Afrique n’en représente qu’une partie. Ces manigances, délits, atrocités à l’égard de ces pays au sous-sol convoité, constituent l’expertise d’Elf. « L’art de régner dans la politique intérieure de pays conquis sous des formes impérialistes » est, selon l’auteur, la contribution d’Elf à la nouvelle Total.

La privatisation d’Elf n’a pas changé la donne : « L’actuelle Total compte encore aujourd’hui sur des gens qui sont au courant du système, qui peuvent l’expliquer et n’ont jamais été convoqués par la justice », déclare Loic Floch-Prigent (PDG d’Elf entre 1989 et 1993) dans une entrevue à France 2.

La « totale » impunité judiciaire

Total fait la loi dans les États. Elle s’y installe et agit à sa guise, sans être inquiétée. Comme c’est le cas pour l’évasion fiscale, la multitude de filiales installées partout dans le monde rend le processus confus, le crime insaisissable. « C’est en morcelant le problème que les condamnations tombent, en laissant une « impression d’absurdité au vu de l’ensemble de la situation ». Juge-t-on le siège social ou la filiale ? Sous quelles lois ? La loi du pays conquis ou la loi française ? « L’affaire Elf », qui étale publiquement les méfaits, les magouilles et corruptions entremêlées des dirigeants privés et des dirigeants politiques français en Afrique, a fait couler plus d’encre que de condamnations.

En Birmanie, entre autres, Total a eu recours au travail forcé. Il y a eu des allégations de tortures, d’exécutions extrajudiciaires, de viols et d’extorsions de biens commis par l’armée birmane sous l’égide de Total. À la suite de ces allégations, le PDG de Total, est poursuivi pour crime contre l’humanité. « La République française a plutôt fait tout ce qui était en son pouvoir pour nuire au déroulement de procédures judiciaires contre Total où que ce soit dans le monde » Aucune condamnation n’a donc suivi ce long processus judiciaire où quelques courageux plaignants Birmans ont affronté Total. En fait, aucun dispositif judiciaire n’est compétent pour juger de l’activité globale de Total sur les plans social et écologique. « Bien des états apparaissent comme des confettis face à ces puissances privées », constate ironiquement l’auteur.

Un Canadien au CA de Total

Des personnages connus, comme De Gaulle, Pompidou, Mitterrand, Sarkozy, Hollande, ont été impliqués d’une façon ou l’autre dans les stratégies de Total. Mais d’autres acteurs, à l’ombre des médias, ont joué des rôles importants dans l’établissement de la multinationale à travers le monde.

Au Québec et au Canada, le nom de Paul Desmarais est célèbre, notamment parce qu’il est propriétaire du groupe Gesca. Alain Deneault décrit le clan Desmarais comme le « gouvernement invisible » du Canada. Plusieurs ministres canadiens et provinciaux seraient issus de son entourage et des membres de sa famille occupent des postes importants à de nombreux conseils d’administration au Québec et au Canada : Fêtes du 375e de Montréal, CHUM, HEC, etc. Par contre, que Paul Desmarais soit devenu un important actionnaire de Total lors de la fusion de Total-Fina avec Elf en 2000 et qu’il ait contribué à l’élection du président Sarkozy en 2007, sont des faits moins connus. Avec un Desmarais à son CA, Total peut espérer investir dans le pétrole de l’Alberta. Bien que ce pétrole soit parmi les plus sales et couteux à extraire, l’exploitation de ces sables bitumineux est alléchante : un potentiel de 175 milliards de barils de pétrole, équivalent à la 3e plus importante ressource de pétrole brut au monde.

Le Québec, étonnamment, est associé à l’exploitation de ce pétrole sale par la Caisse de dépôt et placement (CDPQ), le « bas de laine » des Québécois. Cette institution se trouve au cœur de montages visant à doter la région d’oléoducs qui achemineraient le pétrole des sables bitumineux vers les États-Unis et l’Europe. Une grande proximité existe donc entre les Desmarais et la Caisse de dépôt et placement.

La présence de Total dans l’exploitation du pétrole canadien inquiète Alain Deneault : les lois pro-extractivistes, le nombre de lobbyistes de l’industrie et leur proximité avec les dirigeants, l’intervention directe du gouvernement pour promouvoir et protéger le pétrole albertain, les tentatives avortées des Premières Nations pour que soient appliquées les lois reconnaissant leurs droits, offrent des similitudes avec les agissements de Total dans d’autres pays.

Un crime parfait

Chaque chapitre de ce livre dense et dérangeant relate des méfaits, voire des abominations. L’ampleur des stratagèmes utilisés pour nier les droits élémentaires des populations et des États donne le vertige. L’absence de conscience morale des protagonistes n’a d’égal que leurs déclarations déconcertantes d’innocence. La manière dont Total, bientôt centenaire, a implanté ses 882 sociétés dans plus de 130 pays révèle une culture internationale systémique qui ne semble vouloir n’épargner aucun État. « Total ne fait pas de politique, elle fait de la géopolitique ». Et elle impose sa loi. Total est partout et quadrille la totalité des champs de l’activité politique et sociale. Elle subventionnerait même la journée de la femme !

La loi de Total devient la bible de tous les États. Il ne s’agit plus d’assurer le bien-être des populations, des humains, mais celui de la finance. Tous les crimes commis au nom de cette loi les transforment en crimes parfaits.

« Se pencher sur l’histoire de Total et de ses composantes (…) c’est montrer comment l’État du droit et la complicité des États ont permis à une firme, souvent légalement, de comploter pour la fixation des cours du pétrole ou le partage des marchés, de coloniser l’Afrique à des fins d’exploitation, de collaborer avec les régimes politiques officiellement racistes, de corrompre des dictateurs et des représentants politiques, de conquérir des territoires à la faveur d’intervention militaire, de délocaliser des actifs dans des paradis fiscaux, des pressurer les régimes oligarchiques en tirant profit de dettes odieuses », conclut Alain Deneault.

Notes

[1Alain Deneault, De quoi Total est-il la somme ? Multinationales et perversion du droit. Écosociété, 2017




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