Bulletin, septembre 2021

Paulo Freire, un altermondialiste avant l’heure

par Ronald Cameron

Cette année marque le centième anniversaire de naissance du philosophe et praticien de l’éducation Paulo Freire, qui a inspiré non seulement les mouvements d’éducation populaire au Brésil, son pays d’origine, mais aussi en Amérique latine et sur la planète entière. Traduit en plusieurs langues depuis le début des années 70, La Pédagogie des opprimé.es est le troisième ouvrage le plus cité dans le domaine des sciences humaines et sociales. L’assemblée du 23 septembre, Actualité de la pédagogie de Paulo Freire au Québec, organisée par le collectif Un Québec fou de ses solidarités, témoigne de l’influence de Freire au Québec, mais aussi de la place que son approche occupe toujours aujourd’hui.

Un géant de l’éducation populaire

Paulo Freire est un géant de l’éducation populaire. En Amérique latine, son approche inspire nombre d’éducatrices, d’éducateurs et d’enseignant.e.s, depuis cinquante ans. Dans le contexte latino-américain de polarisation sociale accrue, notamment au Brésil, on ne doit pas se surprendre que les réseaux en éducation populaire aient lancé une campagne internationale pour défendre l’approche de conscientisation et de transformation sociale de Freire.

Le Conseil d’éducation populaire d’Amérique latine et des Caraïbes (CEAAL), en alliance avec des mouvements sociaux, des collectifs et des institutions, a mis en place, en juillet 2019, la Campagne latino-américaine et caribéenne pour la défense de l’héritage de Paulo Freire. Elle entreprend diverses activités réparties sur tout le continent qui se démarquent des activités traditionnelles de commémoration. La Campagne se propose d’être un moyen de « contrer l’offensive idéologique contre la pensée critique de Paulo Freire et de défendre son héritage dans le contexte actuel, marqué par l’approfondissement des inégalités et des processus sociaux et historiques d’oppression [1] ».

Rappelons que lors des mobilisations contre le gouvernement brésilien de Dilma Youssef du Parti des travailleurs au Brésil en mars 2015, le mouvement École sans parti manifestait avec les partisans de Bolsonaro avec le slogan Basta Freire. Il s’agit d’un mouvement qui vise à combattre l’éducation critique des enjeux sociaux, des études décoloniales et de genre au Brésil, en particulier la pédagogie de conscientisation de Paulo Freire.

Une approche altermondialiste non partisane

Parmi les dispositifs méthodologiques de Freire avec les approches altermondialistes, on retrouve l’importance de connaître la réalité ambiante et la condition étudiante, comme facteur clé d’apprentissage, à travers des démarches de cartographie, notamment celle de l’arbre de vie réalisée collectivement par les apprenant.e.s sur un enjeu et basée sur des échanges dialogiques et dans le respect des points de vue. Cet héritage méthodologique et pédagogique s’est retrouvé dans plusieurs activités des forums sociaux mondiaux par la suite [2].

Paulo Freire est mort en 1997. Il n’a pas été en mesure de participer aux Forums sociaux mondiaux. Toutefois, il fut non seulement un artisan du développement des mouvements populaires au Brésil qui ont soutenu les FSM, notamment à Porto Alegre, il a mis en place des institutions qui ont contribué directement au succès des FSM. Ces réseaux ont fait émerger un Forum mondial en éducation qui s’est développé dans la première décennie des années 2000, en parallèle aux FSM.

Ce forum réunissait dans des espaces singuliers l’ensemble des réseaux et des mouvements mondiaux en éducation formelle et non formelle (Internationale de l’Éducation, Conseil international d’éducation des adultes, réseaux en éducation populaire, etc.). C’est avec l’appui de ce Forum que fut organisé en 2010 le Forum mondial en éducation sur la Palestine, avec le concours de la Fédération nationale des enseignantes et enseignants du Québec (FNEEQ-CSN) et le groupe Alternatives.

Un engagement pour un autre monde

Comme le mentionne Irène Pereira dans son introduction à la réédition de La Pédagogie des opprimé.es : l’ouvrage de Freire « est donc avant tout un ouvrage de philosophie : de philosophie sociale et politique, de philosophie de l’éducation… » (page XVIII [3]). Ce n’est pas seulement une méthode pédagogique, mais vraiment une approche d’engagement politique au service du plus grand nombre. Les principes des mouvements Freire dans le monde sont partagés par les mouvements altermondialistes dans la volonté de construire un autre monde fondé sur la justice sociale et au service du 99 %.

S’IMPRÉGNER DE FREIRE

UN LIVRE:La pédagogie des opprimé.es
Traduction du portugais par Élodie Dupau et Melenn Kerhoas, Editions de la rue Dorion, août 2021

Les éditions de la rue Dorion viennent de publier une version francophone inédite du livre culte de Paolo Freire, La pédagogie des opprimé.es. La lecture ou relecture de cet ouvrage magnifiquement préfacé par Irène Pereira permet de connaitre ou de reconnaitre les bases de nombreuses actions militantes et révolutionnaires. Élaborée dans les années 60, la philosophie de Freire a inspiré et imprégné les luttes, des plus humbles aux plus spectaculaires pendant des générations. Souvent sans même que son œuvre soit nommément connue.

UN FILM : Les fils
Réalisation Manon Cousin, 2021.
https://kfilmsamerique.com/fiches/Lesfils.shtml

Le film Les fils de Manon Cousin, se regarde comme un témoignage « de proximité » de la pédagogie de Freire. L’action se situe à la fin des années 60 : des curés, « les Fils de la charité », décident d’investir un des quartiers les plus pauvres de Montréal, Pointe-St-Charles, dans le sud-ouest de Montréal. Les « enseignants » (les prêtres du diocèse) et les personnes « apprenantes » (les habitant.e.s du quartier) ont progressivement nommé les rapports de dominations et d’exploitation — les rapports de classe — et ont ainsi enclenché une action de transformation de leur milieu. Et de la société.

De la création de comités de citoyen.e.s jusqu’à la syndicalisation et la grève, en passant par les manifestions de rue, ces mouvements ont permis aux « opprimé.e.s » de devenir sujets de leur histoire sociale.

Les prêtres ont dû partir, les comités de citoyen.e.s se sont divisés dans différents secteurs de services, les usines ont été transformées en condos… mais la synergie de la population et des intervenant.e.s du quartier Pointe-St-Charles est encore bien vivante. Bâtiment 7, [4] ses cercles de discussion « action-réflexion », son patient travail de conscientisation critique au-delà de l’introjection et la « peur de liberté » est vraiment en continuité avec l’éducation libératrice de Freire. Et avec l’utopie des pionniers de Pointe-St-Charles !

Le livre de Paulo Freire et le film de Manon Cousin, sont à lire et à voir ! Comme antidotes à la déprime militante actuelle ! Car, comme l’affirme Freire : « La plus grande utopie c’est de penser qu’on peut se passer d’utopie ».

UN ÉVÈNEMENT : Actualité de la pédagogie de Paulo Freire
Organisé par le collectif : Un Québec fou de ses solidarités, le jeudi 23 septembre Pour écouter ou réécouter la conférence :
https://www.facebook.com/foudesessolidarites/videos/545602153177513

Notes

[2le réseau québécois Engage est une collaboration interuniversitaire en recherche sur cette approche : https://engageplus.org/fr/approche.asp?c=12

[3aux Éditions de la rue Dorion : https://www.ruedorion.[[ca/portfolio_page/la-pedagogie-des-opprime.es/

[4Voir le bulletin d’Attac, no 56, avril 2018 et Bulletin no 60, juin 2019, L’Aiguillon, Attac-Québec




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