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Bulletin, mars 2023

Fiscalité équitable : un outil indispensable pour la justice sociale

par Wedad Antonius

« En ce monde rien n’est certain, à part la mort et les impôts  » disait Benjamin Franklin. C’est sans équivoque pour la mort, mais est-ce le cas pour l’impôt ? Brigitte Alepin dans son essai « Ces riches qui ne paient pas d’impôts » [1] démontre brillamment que notre système fiscal doit être réformé en profondeur afin qu’il joue son rôle de redistributeur de la richesse.

Une fiscalité changeante dans le temps

L’impôt est une construction sociale ; il diffère d’une société à l’autre et d’une époque à l’autre.

D’après l’Encyclopédie canadienne « Il semblerait que le premier impôt prélevé au Canada dont on ait gardé la trace remonte à 1650. En effet, une taxe à l’exportation de 50 % sur les peaux de castor et de 10 % sur les peaux d’orignal a été imposée aux résidents de la Nouvelle-France. »

C’est en pleine première guerre mondiale, en 1917 que la Loi de l’impôt de guerre sur le revenu a été instauré au Canada ; il s’agissait d’un impôt sur le revenu des individus et des sociétés pour soutenir les efforts de guerre. Lors de son instauration, elle s’applique au 1% les plus riches de la population et les taux de taxation varient de 4% à 29%. En 1946 la loi devient Loi de l’impôt sur le revenu et le principe de l’utilisation de l’impôt pour fournir des services à la population se met en place. L’État-providence naît et grandit après la Seconde Guerre mondiale.

En 1954, à la suite de longs pourparlers et négociations avec le gouvernement fédéral, le gouvernement du Québec de Duplessis lance son fameux « Rendez-nous notre butin » et met en place son propre impôt sur les individus et les entreprises.

Il était courant à cette époque que les taux marginaux sur les hauts revenus soient très élevés. De 1955 à 1971, les paliers d’imposition s’échelonnaient jusqu’à 2,5 millions de revenu en dollars de 2017 et le taux d’impôt marginal [2] combiné (fédéral et provincial) pour le dernier palier dépassait 82 %.

D’autres pays riches ont connu des taux d’imposition marginaux similaires. Aux États-Unis les taux d’imposition pour les super riches étaient encore plus élevés [3] : « Entre 1951 et 1963, le taux marginal sur le revenu était de 91%, celui sur les successions était de 77% et le taux d’impôts sur les sociétés était autour de 50%. Ces taux d’imposition élevés étaient soutenus par toutes les sensibilités politiques et ont coexisté avec certaines des décennies les plus prospères que nous ayons connues en matière de développement économique ».

La concurrence fiscale : une course vers le bas

Durant les années Reagan-Thatcher, les impôts des riches et des sociétés ont été considérablement réduits. Justification : la théorie du ruissellement (qui s’est avérée complètement fausse) selon laquelle, lorsque les riches s’enrichissent cette richesse « ruisselle » sur toute la population. Ce paradigme s’est étendu partout dans le monde et une course à la réduction des impôts pour les riches et les entreprises s’est généralisée et avec elle des coupures dans les services publics et les programmes sociaux et une augmentation des inégalités.…

L’impôt sur le bénéfice des grandes entreprises a connu une réduction spectaculaire : au fédéral, il est passé en moins de 15 ans de 28% à 15%, au provincial il n’est que de 11,5 % pour un total de 26,5% l’un des plus bas parmi les états comparables.

C’est en 1991 que, pour compenser les réductions successives des impôts sur les hauts revenus et les entreprises, la taxe sur les biens et services (TPS) a été introduite au Canada, suivie par la TVQ au Québec. Ces taxes totalisant 15% indépendamment du revenu de l’individu rendent notre fiscalité moins progressive puisqu’elle pèse moins lourd sur les classes supérieures en proportion de leur revenu que sur les classes moins favorisées.

L’impôt sur le gain en capital qui n’est payé que sur 50% du montant gagné est une autre mesure qui favorise les plus nantis : ce sont eux qui sont les plus susceptibles d’avoir des gains en capital. Aussi, les dividendes perçus par un particulier sont imposés à un niveau nettement inférieur au taux imposé aux salaires ce qui incite plusieurs propriétaires d’entreprises à se verser une rémunération sous forme de dividendes plutôt qu’un salaire et payer ainsi moins d’impôts.

Ajoutons qu’au Canada, contrairement à plusieurs pays de l’OCDE, les grandes fortunes ainsi que les successions ne sont pas taxées.

Toutes ces mesures ajoutées à l’évasion fiscale qui à elle seule a fait perdre au Canada plus de 40 milliards de dollars en 2021 font en sorte que l’impôt au Canada et au Québec est beaucoup moins progressif qu’il l’a déjà été. Cette régression du système fiscal prive le gouvernement de milliards de dollars qui auraient pu être utilisés pour établir la justice sociale, donner des services adéquats à la population et lutter contre les problèmes environnementaux.

L’urgence d’instaurer une fiscalité équitable

Ces dernières années, nous avons connu une augmentation éhontée des inégalités, mais depuis le début de la pandémie, les écarts de richesses sont fulgurants. Oxfam rapporte que « Les entreprises des secteurs de l’alimentation et de l’énergie ont plus que doublé leurs bénéfices en 2022, versant 257 milliards de dollars à leurs riches actionnaires, alors que plus de 800 millions de personnes se couchent le ventre vide. Au Québec, les banques alimentaires ont connu une hausse de 20 % des demandes en un an. »

Au-delà des drames humains que créent ces inégalités, elles ont un impact de destruction lente de la démocratie ; l’argent c’est le pouvoir et les grandes compagnies et les mieux nantis peuvent, à travers les lobbies exercer des pressions indues sur nos élus afin qu’ils légifèrent en leur faveur.

L’histoire récente nous a montré que la théorie du ruissellement est une chimère et qu’il est possible de taxer les riches et les multinationales plus adéquatement sans provoquer d’effondrement économique.

Les organismes de défense de la justice sociale se mobilisent et proposent des mesures fiscales chiffrées qui redonneraient des milliards dans les coffres publics. La Coalition Échec aux paradis fiscaux effectue un travail d’analyse remarquable sur les paradis fiscaux et propose régulièrement des actions pour lutter contre ce fléau [4] . La Coalition Main Rouge dans son document :Pour une société plus juste propose 16 mesures fiscales qui devraient remettre plus de 14 milliards de dollars par année dans les coffres publics. Canadien pour une fiscalité équitable, dans sa plateforme pour l’équité fiscale estime ce retour à 90 milliards de $ pour le Canada.

Un consensus se dessine : taxer de façon plus adéquate les super-riches et les multinationales.

Soulignons quelques-unes des mesures proposées qui pourraient être particulièrement efficaces :

Revenir à une fiscalité plus progressive pour les particuliers.

Au Québec, en 1988, la table d’impôts comprenait encore 16 paliers d’imposition et le taux marginal supérieur était de 38% pour les revenus de plus de 250 000 $ (635,756$ en dollars de 2023). Aujourd’hui on ne retrouve que 4 paliers et le taux marginal supérieur n’est que de 25,7% et s’applique aux revenus au-dessus de 119 910$. Une nette régression.

Augmenter le nombre de paliers d’imposition à 9, augmenter le taux marginal supérieur à 38%, abolir les crédits d’impôt sur les gains en capital et les dividendes, moduler la TVQ et imposer des taxes sur les produits de luxe sont des mesures que La Coalition Main rouge propose et qui rapporteraient au-dessus de 4 milliards de revenus à l’État.

Oxfam appelle les États à relever le taux marginal à 60% pour les 1% les plus riches avec des taux de plus en plus élevés pour les multimillionnaires et les milliardaires.

Imposer la fortune et les successions des super-riches :

La richesse des mieux nantis ne provient pas uniquement de leurs salaires élevés, mais surtout de leur fortune accumulée : successions, comptes bancaires, actions détenues, propriétés, produits de luxe, etc. Selon un rapport de Canadiens pour une fiscalité équitable, le 1% des familles canadiennes les plus riches détiennent environ 26% de la richesse et en 2020, la richesse des 44 plus grands milliardaires du Canada a bondi de plus de 50 milliards de dollars. Ce patrimoine n’est taxé ni au Canada ni au Québec et ne le serait pas plus suite à une modification de la table d’imposition des revenus. Taxer la fortune et les successions serait la façon la plus efficace de rétablir une certaine justice.

Pour le Québec, un impôt de 0,5% sur les avoirs de 5 millions à 25 millions de dollars et de 1% ceux dépassant 25 millions de dollars, rapporterait 4 milliards de dollars par année dans les coffres publics.

Selon les calculs d’Oxfam, « Si le Canada décrétait un impôt supplémentaire sur la fortune de 2 % pour les millionnaires, de 3% pour ceux qui possèdent plus de 50 millions et de 5% pour les milliardaires, cela permettrait d’amasser 49,6 milliards de dollars annuellement. … À l’échelle mondiale, un impôt annuel de 5 % sur la fortune des multimillionnaires et des milliardaires pourraient rapporter 1700 milliards de dollars par an. Cette somme suffirait pour sortir 2 milliards de personnes de la pauvreté. »

Rétablir un équilibre entre la fiscalité des particuliers et celles des entreprises.

La réduction successive des impôts des entreprises depuis des décennies fait en sorte qu’aujourd’hui, la proportion des impôts payés par les particuliers est plus de trois fois plus élevée que celle payée par les entreprises. Pour ramener l’équilibre, La Coalition Main Rouge propose entre autres d’élever le taux d’imposition des entreprises au Québec à 13% plutôt que 11,9% qu’il est actuellement, d’augmenter les redevances sur les ressources naturelles et de rétablir la taxe sur le capital des institutions financières (abolie en 2011).

Canadien pour une fiscalité équitable considère que le taux d’imposition des entreprises au niveau fédéral devrait passer de 15% à 20%.

Instaurer un impôt sur les superprofits des entreprises accumulés durant la pandémie

Durant la pandémie des centaines de petites entreprises ont dû fermer leur porte et un grand nombre de ménages ont plongé dans la précarité alors que certaines grandes compagnies ont fait des profits faramineux tout en bénéficiant de subventions gouvernementales. Il est temps d’exiger de ces compagnies une contribution fiscale à la hauteur de cet enrichissement démesuré.

António Guterres secrétaire général de l’Organisation des Nations unies a déclaré le 3 août dernier : « J’appelle tous les gouvernements à taxer ces profits excessifs et à utiliser ces fonds pour soutenir les plus vulnérables en ces temps difficiles.  »

Une taxe sur les superprofits de l’ordre de 25% est déjà entrée en vigueur dans plusieurs pays de l’UE. Au Canada, un timide « dividende pour la relance  » de 15 % est imposé de façon temporaire et uniquement aux groupes de banques et d’assureurs-vie. Il en faudra beaucoup plus pour instaurer une réelle justice sociale.

Au niveau mondial, le système fiscal ne s’est pas adapté à la dynamique de la mondialisation. Il est urgent de concevoir la fiscalité dans un contexte mondial et de baser les relations entre les pays sur la collaboration plutôt que sur la concurrence ; instaurer des taxes globales sur les entreprises et les super-riches, combattre conjointement les paradis fiscaux, introduire une taxe mondiale sur les transactions financières ne sont que quelques-unes des avenues possibles. La taxation internationale de 15% sur les grandes entreprises lancée par l’OCDE en 2021 et qui devrait être mise en œuvre en 2024, a le mérite de reconnaître l’importance des taxes mondiales, mais comporte toutefois d’importantes lacunes [5] qui pourraient en définitive rendre la mesure beaucoup moins efficace qu’elle n’apparaît.

L’inégalité n’est pas une fatalité, les mesures à prendre pour la combattre sont connues, mais la volonté politique n’y est pas toujours et le dernier budget du gouvernement du Québec nous le montre clairement …Toutefois, les revendications commencent à être entendues et nous sommes témoins de timides avancées. La persévérance vigilante de la mobilisation citoyenne demeure indispensable pour un véritable changement.

Notes

[1Brigitte Alepin, Ces riches qui ne paient pas d’impôt. Édition DU MERIDIEN, février 2004

[2Attention : le taux marginal maximal n’est pas le taux d’impôt payé par les individus, il ne s’applique qu’à la dernière tranche de revenu.

[4Lire l’article d’Edgar Lopez-Asselin, Campagne « Démasquer, Condamner, Encaisser » : une campagne pour poursuivre la lutte

[5Voir l’article de Jacques Bouchard : « Paradis fiscaux : Quand l’OCDE continue de dicter les règles », L’aiguillon no 70, mars 2022, https://quebec.attac.org/?paradis-fiscaux-quand-l-ocde.




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