Bulletin, juin 2022

D’où vient le pouvoir des entreprises numériques ?

par Jonathan Duran Folco

Compte-rendu par Camille-Mathilde Théron, membre du CA d’Attac-Québec

Les entreprises numériques sont aujourd’hui omniprésentes dans toutes les sphères de nos vies. On constate le pouvoir et l’influence des GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft) sur la société entre autres à travers l’évolution du palmarès des plus grandes sociétés cotées en bourse : depuis la crise financière de 2007-2008, on observe le déclassement des grandes entreprises pétrolières et financières au profit des géants du numérique.

D’où leur vient ce pouvoir ? Pour creuser cette question et ouvrir la voie à une possible émancipation de l’emprise que ces entreprises ont sur nos sociétés, il s’agit de sortir des enjeux communs du numérique (intelligence artificielle, transition numérique des entreprises, innovation technologique…) et approfondir la notion de capitalisme algorithmique. Celle-ci se différencie du capitalisme de surveillance ou encore du capitalisme cybernétique en ce qu’elle met en lumière le rôle des algorithmes et de l’intelligence artificielle dans l’accumulation de la valeur, soit les nouvelles formes d’influence et de pouvoir qui émergent avec les technologies algorithmiques.

Le pouvoir des entreprises numériques, et plus précisément des géants du numérique appelés les GAFAM provient ainsi du capital algorithmique.

Origines du capital algorithmique

Cette montée en puissance des GAFAM s’explique notamment par la convergence au début des années 2000 de transformations économiques et technologiques (augmentation de la capacité de calcul et de stockage, de l’infonuagique, de l’arrivée des téléphones intelligents et des médias sociaux, etc.). À la même période, on assiste à une révolution dans le champ de l’intelligence artificielle avec le développement de l’apprentissage automatique ou le machine-learning, technique qui s’appuie entre autres sur l’architecture neuronale d’apprentissage du cerveau humain pour la conception de divers algorithmes.

Ces changements entrainent un phénomène de création de richesse basé sur la production de très grandes quantités de données personnelles qui sont ensuite transformées en marchandises et permettent d’entrainer différents algorithmes. Cette innovation technologique a un impact économique important et représente un nouveau modèle d’affaires qui émerge et qui change la forme dominante de l’entreprise – on parle de plateformes. La plateforme numérique représente une nouvelle forme de revenus basée sur l’extraction de différentes données personnelles revendues à différents annonceurs qui nous exposent à de la publicité ciblée par la suite. On dit que les données sont devenues le nouveau pétrole, nous plongeant dans une hégémonie du capitalisme de plateformes. Outre les GAFAM, les entreprises du secteur de l’économie collaborative comme Uber et Airbnb profitent grandement de ce modèle d’affaires. S’étant très rapidement positionnées sur le marché, elles ont récolté énormément de données en très peu de temps et occupent désormais une place monopolistique, empêchant d’autres types d’organisation de se développer, par exemple des coopératives.

Dynamique d’accumulation

Le développement rapide de divers logiciels d’intelligence artificielle est présent dans de nombreuses sphères de nos sociétés et s’opère à travers un processus de datatification des expériences humaines. Le capitalisme algorithmique consiste en effet à transformer différents comportements humains en données personnelles, à l’aide d’appareils numériques, mais également avec l’internet des objets (caméras de surveillance, capteurs, etc.). Les données sont par la suite numérisées et favorisent l’augmentation de la puissance des machines algorithmiques. Ces algorithmes permettent à leur tour d’extraire davantage de données personnelles, pour à nouveau produire un surplus d’argent. Cela explique que les GAFAM investissent plusieurs dizaines de milliards de dollars par année en recherche et développement dans l’intelligence artificielle. Les algorithmes qui sont ainsi développés permettent aux entreprises d’occuper une place importante dans la sphère économique et sociale, et les gouvernements ont beaucoup de difficulté à les encadrer et les réguler. [1]

Alors que par le passé, le néolibéralisme a favorisé l’accumulation de diverses formes de capital (industriel, financier…), nous observons aujourd’hui une dynamique d’accumulation de la puissance algorithmique. Le modèle néolibéral s’essouffle au profit de l’idéologie du solutionnisme technologique qui soutient que pour tout problème social ou environnemental, il existe une solution technologique. L’automatisation des processus, qui s’observait déjà au 19e siècle avec la révolution industrielle et les chaines de montage se poursuit avec la robotisation de la société, mais également dans des processus cognitifs et dans des processus d’automatisation de la prise de décision.

Nouvelles formes de pouvoir

Du fait de la difficulté d’encadrer légalement et politiquement les géants du numérique, ces derniers ont beaucoup de pouvoir sur les sphères politiques, économiques et sociales. Mais ils exercent également des formes de pouvoir plus subtiles, notamment à travers la gouvernance algorithmique. La littérature sur le sujet explore la manière dont ces entreprises peuvent induire et prédire des comportements, à travers des hyper-nudge (coups de pouce utilisés pour influencer le comportement des personnes). Les nudges sont utilisés par différentes applications et fonctionnent grâce à des systèmes de décisions automatisés ou semi-automatisés, des systèmes de recommandations semi-incitatifs, ou encore des systèmes de contraintes. De nouveaux gadgets s’introduisent peu à peu dans nos sociétés et nous rendent dépendants de toute nouvelle application technologique, par exemple des sacs qui, pour notre santé financière, se ferment tout seuls si nous avons atteint notre budget maximal.

La gouvernementalité algorithmique vient également s’entrelacer avec des formes de pouvoir déjà présentes, renforçant des systèmes d’oppression et la croissance des inégalités socioéconomiques. L’automatisation des processus favorise l’automatisation de nombreuses injustices et oppressions, on parle notamment de sexisme ou racisme algorithmique, et le digital labor, très présent dans les pays du Sud, est une dure réalité. Pour entrainer différents algorithmes, certaines personnes passent leurs journées à cliquer, trier et modérer du contenu sur diverses plateformes et réseaux sociaux, exposées à une quantité énorme d’images de violence et de pornographie. Tant que la production et l’extraction de données personnelles nourrissent l’accumulation de la puissance algorithmique, ces nouvelles formes d’exploitation et de précarisation du travail sont loin de disparaitre.

Subjectivation

Les différentes formes de pouvoir amenées par le capitalisme algorithmique amènent des transformations des modèles de pensées et de comportements chez les êtres humains. Le mouvement du quantified self traduit de nouveaux rapports à soi et à l’autre. Certaines personnes se retrouvent dans des processus d’amélioration de soi continus, aidées par des gadgets comme l’Apple-watch qui leur permet de compter leurs calories, augmenter leurs performances sportives, planifier chaque minute de leur journée pour devenir toujours meilleurs selon des critères sociaux de beauté ou de productivité qui restent très subjectifs.


Jonathan Durand Folco est professeur adjoint à l’École d’innovation sociale Élisabeth-Bruyère de l’Université Saint-Paul. Il est auteur du livre À nous la ville ! Traité de municipalisme (Écosociété 2017) et récipiendaire du Prix des libraires du Québec 2018 dans la catégorie Essais.

Notes

[1Voir dans ce numéro le texte de Nathalie Guay, L’encadrement légal des géants du numérique au Canada : un aperçu depuis le secteur culturel.




ATTAC-Québec