Bulletin, février 2021

Comment contrer les monopoles des Big Tech ?

par Pierre Henrichon

 [1]Le 20 octobre 2020, le procureur général des États-Unis et les procureurs généraux de 11 états (Arkansas, Floride, Georgie, Indiana, Kentucky, Louisiane, Mississippi, Missouri, Montana, Caroline du Sud, Texas) saisissaient la Cour fédérale du District de Columbia d’accusations portées contre Google alléguant des pratiques monopolistiques illégales de la part de la société-phare géante de la Silicon Valley. Le 9 décembre 2020, la Federal Trade Commission (FTC) du gouvernement des États-Unis, déposait une plainte à l’endroit de Facebook, alléguant des pratiques contraires aux lois antitrust.

Entre 2011 to 2013, la FTC avait mené enquête sur le rôle de Google au sein des marchés de la recherche Internet et de la publicité en ligne. Alors que le personnel juridique de la Commission recommandait le dépôt de poursuites, l’administration en décida autrement. En fait, il faut remonter à mai 1998 pour retracer le plus récent procès contre un géant du Big Tech s’appuyant sur les dispositifs juridiques antitrust des États-Unis, et dont le jugement fit l’objet d’un appel remporté par la compagnie de Bill Gates [2]

C’est en 1984 qu’on observe les derniers grands coups de butoir des autorités américaines en vertu des lois antitrust alors que le géant AT&T est démantelé à la suite d’une entente entérinée par un tribunal fédéral. Cela faisait suite à une poursuite déposée dix ans plus tôt par le ministère de la Justice des États-Unis (DOJ) et donc avant l’arrivée de Reagan au pouvoir. Depuis lors, les accusations de pratiques anticoncurrentielles ont été rarissimes. Les responsables de l’application des lois antitrust de l’administration Reagan, la plupart adeptes des théories économiques de l’École de Chicago, cristallisées par Robert Bork dans son ouvrage The Antitrust Paradox ; A Policy at War with Itself paru en 1978, voyaient d’un très mauvais œil l’intervention de l’État dans les marchés.

En 2012, Facebook a déboursé un milliard $US pour Instagram pour ensuite acheter WhatsApp, laquelle ne comptait que 50 employés, pour la rondelette somme de 19 milliards de dollars US. Ces deux achats avaient été entérinés par la Federal Trade Commission. Ces achats, aussi importants soient-ils, ne sont qu’une partie de la stratégie de développement monopolistique de Facebook qui s’est approprié 82 entreprises entre 2005 et 2020, représentant une dépense totale connue de plus de 22 milliards $. Reconnaissance faciale, publicité en ligne, technologie de drones, messagerie : les champs d’expertise des entreprises acquises allaient permettre à Facebook de dominer l’univers des platesformes socionumériques et, de concert avec Google,le marché publicitaire en ligne.

À supposer que les tribunaux donnent raison à la FTC et DOJ, est-ce que les lois antitrust actuelles permettent d’imposer des remèdes adaptés à la nature particulière des monopoles du Big Data ? Est-ce que les moyens prévus par ces lois - démantèlement des entreprises, refus d’acquisitions - sont de nature à contrer la puissance de ces monopoles sans pour autant nuire à l’innovation qu’elles impulsent malgré tout ?

Pour répondre à ces questions, il faut d’abord comprendre que nous avons affaire à une matière première - les données - qui est bien différente des ressources exploitées par la Standard Oil, compagnie démantelée en 1911 en vertu du Sherman Act. Alors que la quantité plus ou moins grande de pétrole extraite d’un puits ne change rien à sa nature première et à sa finalité, c’est par leurs grandes quantité et diversité que les données prennent de la valeur. Une donnée, prise en elle-même, ne vaut rien. C’est l’agrégation et le traitement de données en quantités massives qui leur confèrent de la valeur. Les avancées en intelligence artificielle, en deep-learning, sont impossibles sans de telles agrégations. Alors que le démantèlement de la Standard Oil ne remettait pas en question la qualité et la valeur du pétrole, le démantèlement d’Amazon, Google ou Facebook en plus petites entités pourrait avoir des effets importants sur la valeur de ces données en limitant la captation. Que faire alors ? Laisser le champ libre aux conglomérats numériques au motif que leur gigantisme est nécessaire à l’innovation ?

Si c’est par la quantité que les données prennent de la valeur, il convient donc de reconnaître que cette quantité est redevable des activités de millions, voire de milliards de personnes qui génèrent ces données. La contribution de chaque individu à cet océan de données, aussi nécessaire soit-elle, ne vaut rien en elle-même. Cela signifie que ce qui est à la base de cette valeur, c’est le caractère collectif, social, de cette production. Ainsi, une politique voulant contrer le pouvoir du GAFAM serait une politique qui affirmerait la propriété collective de ces données. De plus, une telle politique devrait canaliser cette valeur vers l’atteinte d’objectifs favorisant le bien commun. Ce qui est produit par la société doit profiter à la société dans son ensemble et ne plus être approprié, privatisé et monétisé par un petit nombre.

On peut donc imaginer un régime en vertu duquel les données appartiennent à une instance publique chargée d’en réguler tant la distribution que l’utilisation. Les Amazon et Facebook de ce monde devraient alors acheter les données - selon des modalités à préciser - et ce après déclaration des finalités de leur utilisation. Un tel régime permettrait à ces entreprises - et à bien d’autres - de poursuivre leurs efforts dans les domaines de l’intelligence artificielle, de la reconnaissance vocale, de la reconnaissance d’images et ainsi de suite. Le dépôt de données serait ouvert à tous, stimulant ainsi l’innovation. En outre, un tel régime permettrait d’encadrer les utilisations de ces données. On pourrait alors interdire leur utilisation à des fins de publicité ciblée à la lumière de profils psychographiques. On pourrait également encadrer tant les données que les algorithmes utilisés en matière d’analyse de solvabilité, de libérations conditionnelles, de surveillance. Un tel régime permettrait de mettre ces données à l’abri de leur appropriation illicite par des agences étatiques (forces policières, services de renseignements, etc.). Cette socialisation de la propriété des données n’interdit pas le démantèlement d’entités géantes telles que Facebook, Google et consorts, ce qui à bien des égards serait souhaitable.

Retirons aux Big Tech ce qui fait leur puissance : les données. Elles appartiennent à nous tous et nous devons les contrôler.


Pierre Henrichon est traducteur. Militant depuis plus de quarante ans dans divers mouvements politiques, il a été président-fondateur d’Attac-Québec et membre de la Fondation Charles-Gagnon. Il s’intéresse depuis plusieurs années aux liens entre les sciences, les technologies et les évolutions sociales et politiques

Notes

[1Une version abrégée de cet article est parue dans Le Devoir du 10 février 2021

[2United States v. Microsoft Corporation, 253 F.3d 34 (D.C. Cir. 2001).




ATTAC-Québec