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La base juridique du rejet de l’AGCS, par Raoul Marc Jennar

Publications, 16 janvier 2005

Texte de l’allocution de Raoul Marc Jennar aux États généraux des collectivités publiques contre l’AGCS, Bobigny (France), 13-14 novembre 2004. Publié sur le site d’ATTAC-France à l’adresse : http://www.france.attac.org/a3674

Monsieur Jennar est docteur en science politique, chercheur auprès d’Oxfam Solidarité (Belgique) et de l’Unité de Recherche, de Formation et d’Information sur la Globalisation-URFIG (France). Il est l’auteur du livre Europe, la trahison des élites, publié chez Fayard, publié chez Fayard en 2004 et qui traite largement de l’AGCS.


Des conseils municipaux, des assemblées départementales, des assemblées régionales adoptent des motions exprimant leurs craintes de voir l’Accord Général sur le Commerce des Services (AGCS) remettre en cause leur capacité à fournir des services. Dans un nombre très important de cas, ces motions comportent, formulée d’une manière ou d’une autre, le désir de se soustraire aux effets de l’AGCS.

Quelle est la portée de cette démarche ? Quelle peut être son effectivité ?

Le premier élément de réponse qui vient à l’esprit, c’est la portée symbolique de la démarche. Elle n’est pas dérisoire. Elle manifeste un message politique d’élus dont la représentativité et, dès lors, la légitimité ne sont en rien contestables. Et, de ce point de vue, ce qu’il faut déplorer, c’est la trop faible considération accordée par le pouvoir central et ses représentants à l’égard des délibérations des collectivités territoriales lorsqu’elles portent sur des questions d’intérêt général ou sur des choix fondamentaux de société. Lorsque des centaines, voire des milliers d’élus s’élèvent contre la fermeture des services publics, cela mérite mieux que les rappels à l’ordre d’un préfet ou le silence méprisant d’un gouvernement.

Une deuxième utilité de ce genre de motion doit retenir toute notre attention. Alors que, dans le cadre d’un Etat de droit, « nul n’est censé ignorer la loi », aujourd’hui la loi est lointaine puisqu’elle est produite par des institutions internationales comme l’Organisation Mondiale du Commerce ou l’Union européenne et elle très souvent formulée de manière inintelligible. Parfois même, elle est inaccessible au plus grand nombre. Or, pour aboutir à l’adoption d’une telle motion, un travail préalable d’information est indispensable. Ce qui signifie un travail de décodage, un travail de vulgarisation, un travail de conscientisation. C’est tout le mérite de l’action citoyenne de femmes et d’hommes, d’associations et de mouvements, de syndicats qui entendent protéger la démocratie contre la technocratie. Ce travail d’information est indispensable et la démarche qui aboutit au vote d’une motion sur l’AGCS y contribue fortement. N’en minimisons pas l’importance.

Une troisième utilité de cette démarche, c’est de provoquer le débat sur des enjeux qui dépassent des questions locales de gestion quotidienne et qui relèvent de choix de société. La manière dont nous entendons organiser la vie en commun ne peut être réservée à une institution ou à une catégorie d’élus. Le gouvernement et le parlement n’ont pas le monopole du débat sur de telles questions. D’autant que, dans la plupart des pays de vieille tradition démocratique, le pouvoir central ne bénéficie d’aucune exclusivité en matière de fourniture de services. Et la question des services, de leur mode de fourniture, du statut du fournisseur et des contraintes de l’obligation de service sont des sujets qui relèvent autant des attributions des collectivités territoriales que du pouvoir central, quelle que soit l’organisation constitutionnelle de l’Etat, Etat centralisé, Etat déconcentré, Etat régionalisé, Etat fédéral. Cette réalité est d’autant plus incontournable qu’il ne s’agit pas seulement d’une situation de fait, mais également d’une situation de droit. La Constitution et la loi, dans un très grand nombre de pays, reconnaissent aux collectivités territoriales la capacité à être fournisseurs de services. C’est d’ailleurs pour cette raison que l’article 1, 4a de l’AGCS se veut très précis quant à la portée de cet accord et indique clairement qu’il s’applique, je cite, aux

« mesures prises par

i) des gouvernements et administrations centraux, régionaux et locaux ; et

ii) des organismes non gouvernementaux lorsqu’ils exercent des pouvoirs délégués par des gouvernements ou administrations centraux, régionaux ou locaux. »

Contrairement à ce qu’affirment certains élus, certains préfets, certains ministres, chaque entité publique dotée de la capacité de fournir des services est directement concernée par l’AGCS. On est donc parfaitement fondé à en débattre. Et même, c’est la thèse que j’entends soutenir ici, à s’en prémunir.

Je vais formuler cette thèse en répondant à quatre questions :

1. Quelle est la situation juridique à laquelle un refus de l’AGCS est confronté ?

L’AGCS est un traité qui a été signé par des représentants dûment mandatés des gouvernements et ratifié par les assemblées parlementaires en 1994. Il est entré en vigueur le 1 janvier 1995.

Comme tel, en vertu de l’article 27 de la Convention de Vienne sur le droit des traités, « une partie ne peut invoquer les dispositions de son droit interne comme justifiant la non-exécution d’un traité. Cette règle est sans préjudice de l’article 46. »

En outre, en vertu de l’article XVI,4 créant l’OMC, « chaque Membre assurera la conformité de ses lois, réglementations et procédures administratives avec ses obligations telles qu’elles sont énoncées dans les Accords figurant en annexe. »

Enfin, l’article 72 de la Constitution française précise que les collectivités territoriales s’administrent « dans les conditions prévus par la loi. »

Conclusion provisoire : l’AGCS, traité international signé et ratifié, est devenu la loi de chacun des Etats membres de l’OMC et il faut donc s’y soumettre.

2. Peut-on remettre en cause cette conclusion ?

Je voudrais d’abord rappeler que la Constitution de la République, en son article 72, affirme que « les collectivités territoriales s’administrent librement », la Loi fondamentale allemande en son article 85 stipule que « l’organisation des administrations reste de la compétence des Lander », la Constitution du Royaume d’Espagne précise en son article 2, qu’elle « garantit le droit à l’autonomie des nationalités et des régions qui la composent » et en son article 140 qu’elle « garantit l’autonomie des communes », l’article 162 de la Constitution du Royaume de Belgique attribue « aux conseils provinciaux et communaux tout ce qui est d’intérêt provincial et communal ». Je pourrais multiplier les citations issues de la loi suprême de plusieurs Etats et montrer que le principe d’une autonomie de gestion des collectivités territoriales est inscrit dans bon nombre de Constitution Sans aucun doute, il ne faut pas cacher que cette autonomie est limitée par de multiples dispositions constitutionnelles. Mais les limites à l’autonomie communale ou régionale n’enlèvent rien à la réalité de cette autonomie et au fait qu’il s’agit là d’une particularité très importante de l’organisation des pouvoirs dans un très grand nombre d’Etats, en particulier en Europe.

Cette autonomie de gestion est une réalité particulièrement visible dans le domaine des services. Les communes, parfois depuis des siècles, administrent de multiples activités de services de même qu’elles délèguent un grand nombre de ces activités à des organisations non gouvernementales qu’elles subventionnent. Il s’agit d’une caractéristique majeure, fondamentale, de la structure institutionnelle d’un grand nombre d’Etats européens. A telle enseigne que, s’inquiétant d’un projet de directive européenne tendant à imposer l’AGCS dans l’Union européenne, le président de l’Union des villes et communes de Wallonie, M. Taminiaux déclarait il y a quelques jours, « le service public communal constitue l’un des piliers de la tradition européenne commune. »

Pendant la phase de l’Uruguay Round où fut négocié l’AGCS, entre 1988 et 1991, les gouvernements de l’époque (gouvernement Rocard pour la France) n’ont pas respecté cette caractéristique fondamentale de la fourniture des services ; ceux qui ont signé l’AGCS en avril 1994 (Gérard Longuet pour la France) et ceux qui l’ont proposé à ratification la même année (gouvernement Balladur en France) ont également ignoré cette particularité fondamentale du droit interne.

Or, la Convention de Vienne sur le droit des traités, en son article 46, fournit des éléments de contestation lorsque le consentement d’un Etat a violé une disposition de son droit interne :

1. Le fait que le consentement d’un Etat à être lié par un traité a été exprimé en violation d’une disposition de son droit interne concernant la compétence pour conclure des traités ne peut être invoqué par cet Etat comme viciant son consentement, à moins que cette violation n’ait été manifeste et ne concerne une règle de son droit interne d’importance fondamentale

2. Une violation est manifeste si elle est objectivement évidente pour tout Etat se comportant en la matière conformément à la pratique habituelle et de bonne foi.

J’estime qu’on peut considérer que la signature et la ratification de l’AGCS ont provoqué la violation manifeste d’une règle de droit interne d’importance fondamentale : l’autonomie des collectivités territoriales dans le domaine de la fourniture de services.

3. Est-ce que cette violation autorise les collectivités territoriales à contester ce qui est devenu le droit national ?

Dans un Etat de droit, il y a une hiérarchie des normes. Une collectivité territoriale n’est pas fondée à la remettre en cause en refusant d’appliquer une norme établie par un échelon qui lui est supérieur.

Cela étant, lorsque cette norme viole une disposition fondamentale du droit national, lorsque cette norme remet en cause une des missions essentielles de cette collectivité, rien n’interdit l’assemblée élue de cette collectivité de constater cette violation et cette remise en cause et d’interpeller les autorités qui en portent la responsabilité.

Les organes de tutelle qui contestent le droit des collectivités territoriales de s’exprimer sur l’AGCS au motif qu’elles sortiraient de leur domaine de compétence ou qu’elles agiraient en contradiction avec le droit existant abusent de leur pouvoir et sortent eux-mêmes de leurs attributions en agissant de la sorte.

Il n’est pas incompatible avec le droit existant d’en indiquer les contradictions. Constater les vices de la loi ne signifie pas automatiquement ne pas respecter la loi.

4. Est-ce que les effets de l’AGCS sur les services publics locaux ou sur les missions de services déléguées par les pouvoirs publics locaux autorisent ceux-ci à s’exprimer ?

Des élus, auxquels le peuple a confié le soin d’administrer une collectivité territoriale avec son patrimoine et ses activités propres seraient coupables, en face des effets prévisibles de l’AGCS, n’ont pas de s’exprimer, mais de se taire.

L’AGCS a pour objectif de libéraliser progressivement tous les secteurs de tous les services. En ce compris les services publics, contrairement à ce que disent certains qui passent sous silence certains éléments du texte, comme ils passent sous silence les effets dévastateurs pour les services publics de la Constitution européenne. L’article 1,4 b et c de l’AGCS ne souffre pas d’équivoque sur la portée de cet accord. Les services publics sont directement concernés.

Le principe fondateur du service public, c’est l’égalité de toutes et de tous dans l’exercice d’un certain nombre de droits fondamentaux. Pour assurer l’effectivité de ces droits, les pouvoirs publics doivent disposer d’instruments qui ne sont pas limités par des considérations de rentabilité, mais qui sont guidés par le souci du service rendu, c’est-à-dire du droit effectivement exercé. Seuls les pouvoirs publics, issus du suffrage universel, peuvent prétendre représenter l’intérêt général et sont dès lors investis du devoir de le satisfaire. Le marché, exclusivement animé par la recherche de la rentabilité et du profit, en est incapable.

Or, libéraliser, en vertu des dispositions mêmes de l’AGCS, signifie en fait privatiser, c’est-à-dire soumettre aux lois de la concurrence, du marché.

Dans le village des Pyrénées où j’habite, à Mosset, le Conseil municipal vient, il y a quelques semaines, d’adopter une motion formulant le vœu que l’AGCS ne s’applique pas sur son territoire. Le Maire, pour justifier la pertinence d’une telle motion, a énuméré les conséquences concrètes d’une application de l’AGCS sur les services publics communaux du village de telle sorte qu’il est devenu tout à fait clair pour chacun que l’AGCS cela ne signifie pas seulement le changement de statut des activités de service, cela ne signifie pas seulement la disparition de plusieurs services villageois dans le contexte d’une compétition inégale, cela signifie en fait un changement radical du mode de vie des gens et l’impossibilité pour un grand nombre d’exercer un certain nombre de droits. Appliquer l’AGCS, c’est décider d’abandonner l’égalité des droits.

N’est-il pas, dès lors, de la responsabilité première des élus de vouloir prévenir de tels bouleversements ?

Je conclurai donc en quatre points :

a) Les collectivités territoriales sont fondées à rappeler que leurs propres responsabilités comme fournisseurs de service représentent une caractéristique fondamentale du droit interne,

b) elles sont fondées à constater que l’incorporation de l’AGCS dans le droit interne viole cette caractéristique fondamentale,

c) elles sont fondées à signaler les dangers du maintien dans le droit interne des dispositions de l’AGCS pour l’exercice de leurs responsabilités et pour le respect des droits collectifs fondamentaux,

d) en conséquence, les collectivités territoriales ont parfaitement le droit de formuler le vœu, à l’adresse des autorités qui sont à l’origine des éléments de ce constat, de ne pas en subir le préjudice et d’affirmer qu’elles veulent rester hors de portée de l’AGCS.

Dans la lutte formidable qui est engagée contre la marchandisation des rapports humains et des activités humaines, dénoncer les dangers de l’AGCS et manifester la volonté de s’en prémunir sont des actes de résistance. Opposer le droit à des services de qualité pour tous au droit à la concurrence qui consacre les inégalités, c’est opposer du droit au droit. C’est aussi un manière de résister.

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